Raphaël Fejtö: «Être à l’écoute de ce que je vois»

Le narrateur de la nouvelle Cathédrale de Raymond Carver est un homme qui reçoit chez lui la visite d’un aveugle, vieil ami de sa femme. Son attention et sa réaction intérieure aux actions, à l’apparence et aux paroles de l’aveugle le révèlent comme quelqu’un d’absolument incapable de comprendre comment vivre sans informations visuelles, sans aucune des données que les yeux nous fournissent, qui ne comprend pas l’intérêt de faire quoi que ce soit qui ne puisse pas être utilisé par les yeux. Il est également troublé par les yeux de l’aveugle, à qui il reproche silencieusement de ne pas les porter cachés derrière des lunettes noires. La «normalité» de l’aveugle le laisse perplexe. Le lecteur trouve d’abord cette perplexité absurde et la comprend comme la preuve que l’homme est un individu simple, à l’esprit élémentaire. Peut-être était-ce là l’intention de Carver : bercer le lecteur d’une certitude qui le ferait se considérer comme très éloigné de ce personnage, se sentir mentalement très différent, supérieur à lui, avant de commencer à révéler que l’aveugle a la capacité de voir et, ce faisant, d’exposer finalement le lecteur à l’obligation de reconnaître que ses propres conceptions de ce que signifie «voir» ne sont pas moins élémentaires que celles de l’homme avant qu’il ne fasse l’expérience extatique finale de dessiner une cathédrale les yeux fermés et la main guidée par l’aveugle. 

« Ma main vit. Ma main voit » écrit Jean Genet après avoir passé ses doigts sur le corps d’une statue dans l’atelier d’Alberto Giacometti. Lui aussi fait l’expérience d’une révélation au contact physique des statues, peintures et dessins de Giacometti qui, comme le protagoniste de l’histoire de Carver, le conduit à la découverte de sa capacité de « vision» et l’ébranle à l’intérieur de lui-même.

Différences entre «vue» et «vision», «voyeur» et «voyant». L’un des fragments de Sappho qui nous est parvenu est une question : « avec quels yeux ?» Le travail constant de compréhension et de reconnaissance de ces différences et de cette même question devrait nous placer devant la perception et l’interprétation de tout trait ou matière provenant de la main de l’homme. Et le faire en ressentant le même embarras que Genet s’adressant à Giacometti : «Ma phrase va le faire se foutre de moi. (…) Vous allez encore vous foutre de moi.»

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« Être à l’écoute de ce que je vois, c’est la théorie la plus importante que j’ai». Ces mots sont tirés d’une conversation avec Raphaël Fejtö à propos de ses dessins d’arbres.

Il a commencé à dessiner des arbres en 2018, un jour, à l’improviste, lors d’un séjour dans le sud de l’Espagne, pour calmer son humeur ; et ce qui était à l’origine une réaction est devenu une habitude à son retour à Paris, une activité qu’il a commencé à réaliser tous les matins. Dans cette conversation, il a décrit le processus de dessin de chacun de ces arbres comme une forme d’état méditatif : une concentration complète devant l’arbre qui l’avait interpellé et qui, comme il l’avait constaté en copiant un arbre photographié, n’avait de sens que lorsque le dessin était réalisé dans la présence matérielle vivante de l’arbre.

L’attraction générée par ces dessins réside dans l’individualité charismatique de l’arbre dépeint (il serait faux de dire «représenté»), dans le naturalisme méticuleux avec lequel il se situe par rapport à l’environnement dessiné, et qui ne doit pas être considéré comme une réalisation hyperréaliste, mais plutôt comme quelque chose qui peut être expliqué avec précision en revenant à Giacometti (et aux yeux), à son avertissement que le principal risque dans la représentation fidèle d’un œil est de détruire précisément ce qui est poursuivi, le regard. Si ces arbres dessinés par Raphaël Fejtö étaient des yeux, leurs regards brilleraient intacts.

Un fragment littéraire propose une analogie tout aussi précise : les premiers paragraphes de la nouvelle d’Algernon Blackwood The Man Whom the Trees Loved, qui décrivent un homme doué d’un don particulier pour dessiner les arbres («Il peignait les arbres comme s’il avait un instinct spécial pour deviner leurs qualités», «il saisissait l’individualité d’un arbre comme d’autres saisissent celle d’un cheval», «sa perception de la Personnalité de l’Arbre était vraie et vive»), et qui parlent de l’extrême pureté de l’acte de dessiner (observer, traduire ce qui est vu dans son propre trait), de l’humilité honnête de l’artiste, de la vérité de ce qui est dessiné. «Ne jamais dessiner une feuille avant de l’avoir regardée. Rien de mécanique. Pas de savoir-faire. Juste regarder.» Regarder, c’est être attentif à ce que l’on voit. «Quand je dessine un arbre, je suis dans le présent. Comme un solo de jazz improvisé. C’est pourquoi je me fixe une règle : ne jamais me reprendre, ne jamais me corriger. C’est un jet.» C’est peut-être cette pulsion, ainsi que la volonté de relever le défi de dessiner quelque chose sans savoir comment le dessiner, qui expliquent la vitalité, la vie, des arbres de Raphaël Fejtö, la relation qui s’établit entre lui et l’Autre qui constitue chaque arbre et qui s’unit dans le dessin. Dans El humanismo del árbol, le poète Camilo de Ory célèbre «les arbres des peintres» : «quelle richesse d’arbres en peinture !», il explique qu’Edgar Allan Poe «aimait peindre des arbres, de vrais arbres qui semblent sortir des tableaux», il énumère les peintres dans les tableaux desquels les arbres abondent ; mais ce que provoquent peut-être ces arbres dessinés sur des pages de carnet sur les trottoirs et dans les parcs de Paris, c’est la recherche d’une même rencontre perceptive et affective forte devant son image, au lieu de la soumission de l’arbre à la main de l’homme et à ses esthétismes. Peut-être ce point permet-il de comprendre l’identification constante que Raphaël Fejtö ressent avec l’esprit du jazz, la création en gestation libre et improvisée, se laissant couler, être et culminer, sans crainte de délirer, de s’égarer et de transpirer.

Le processus de dessin de ses arbres pose avant la réflexion des directions entre l’extérieur et l’intérieur. Pour Raphaël Fejtö, le dessin («avec le dessin, on en peut pas tricher même si beaucoup croient que si») est un travail de la main qui émerge d’un circuit composé du cœur, de l’intellect, de l’inconscient et du monde réel. Le dessin pourrait être compris ici comme la concrétisation et un processus d’intériorisation d’une image/présence extérieure, ré-externalisée par le dessin.

Les dessins et les toiles des séries Jungle City et Erotic City, réalisés à partir de 2022, sont de la même main, mais proposent un processus créatif et expressif différent de celui des dessins d’arbres. L’idée de l’état de concentration-méditation se concrétise ici dans une iconographie déjantée de créatures vibrantes. Hommes, femmes et hybrides sexués, êtres urbains qui occupent un lieu rempli uniquement d’eux-mêmes : de leur agglomération et de leurs énergies, condensant toutes les valeurs que Jean Dubuffet (dans son exigence d’un art aux racines réelles et vivantes) exaltait dans la nature : l’instinct, la passion, la violence, la folie.

Exagérément déformés, on serait tenté de les croire caricaturaux, mais ce sont peut-être plutôt des histrions où explose le paroxysme de l’humain, des incarnations de l’énergie du chaos. «Le chaos qui est en moi et qui résonne avec le monde dans lequel je vis» et dont la représentation n’a pour norme que de céder au déchaînement de l’instinct, d’entrer dans la transe du déchaînement de l’instinct. C’est ainsi que jaillissent, de l’intérieur et de l’inconscient, ces êtres vivants dont les formes irrationnelles décrivent et expriment leur ethos individuel. On peut envisager de les reconnaître et de les regarder en reconnaissant la latence de Saul Steinberg (une référence que Raphaël Fejtö considère comme très importante) et en pensant aux étranges hybrides d’origine médiévale que Bosch a ensuite accumulés et rendus plus puissants dans ses peintures et à la radicalité vitale et illégale des graffitis.

Chaque figure ou chaque union de figures (s’agit-il de personnages réunis dans une scène ou dans un moment ? s’agit-il d’un seul être ?) est unique ; dans aucun de ces dessins une figure n’est identique à une autre. Lorsqu’ils apparaissent, les motifs graphiques ou les petites figures répétitives semblent agir comme des images de l’obsession (il est frappant de constater que l’œil est ce motif obsessionnel dans certains dessins. Dans l’art archaïque, le motif de l’œil a été associé à des visions entoptiques, liées à des états de conscience altérés, à des transes liées à des expériences spirituelles ou sacrées). L’auto-absorption de chacune de ces créatures dans l’action à laquelle les animent «leurs désirs triviaux ou leurs impulsions absurdes, comiques ou pathétiques», ou plutôt l’accumulation des représentations de chacune de ces auto-absorptions sur la page est peut-être le grand portrait de l’individualisme comme substance du chaos.

Raphaël Fejtö dit que ces personnages racontent des histoires qu’il ne connait pas avant de commencer à les dessiner, aspect important dans la mesure où ses facettes créatives incluent celle d’écrivain et de conteur, puisqu’ici l’expressionnisme des figures permettrait de proposer une forme (poétique ?) d’écriture, de ‘dire’ quelque chose d’encore informe ou inconcrétisée en tant que texte ou en tant que mot. (Pour une personne qui écrit, cela pourrait conduire à l’obligation ou à la nécessité de s’interroger sur son propre degré de conscience des limites de l’écriture et des formes de l’écriture, deux choses différentes). Parfois, des mots ou de courtes phrases apparaissent dans l’espace, qui peuvent également être reconnus comme des êtres vivants, comme des êtres qui sont un son ou une pensée – une manière d’être d’accord avec l’affirmation de Steinberg selon laquelle «les gens ne sont pas tous faits des mêmes matériaux».

Si chacune de ces figures raconte une histoire qui lui est propre, chacun de ces dessins et de ces toiles condense un grand récit («J’ai le désir de faire un dessin qui soit comme un livre qui raconte mille histoires»). Pour en revenir à Bosch, ceux qui contemplaient au XVIe siècle ces scènes infiniment peuplées de toutes sortes de créatures (humaines, animales, monstrueuses, angéliques, infernales, divines…) le faisaient comme s’ils lisaient. Ils parcouraient ces images comme un texte dont ils connaissaient parfaitement le sens de lecture. Il est difficile d’établir un point de départ dans ces dessins de Raphaël Fejtö, et peut-être n’est-ce pas nécessaire car ainsi aucun d’entre eux n’abritera une seule lecture. Il n’y aura pas de lecture dictée, et chaque rencontre avec un dessin sera une reconfirmation pour l’esprit que ce que ce dessin raconte est un état et une énergie de chaos.

L’idée que le chaos est aussi le point d’origine primordial de nombreuses cosmogonies peut conduire à rapprocher certains de ces dessins d’images primitives au sens indéchiffrable, mais vraisemblablement liées à des rites et croyances sacrés, et à les lire comme tels. Images d’une cérémonie collective où les personnages sont livrés au ravissement d’une luxure dionysiaque. Des organes génitaux masculins en érection bestiale, des seins et des corps féminins voluptueux. Les figures féminines sont plus grandes que les figures masculines et sont indéniablement plus puissantes que les figures masculines. Cette différence d’échelle peut être considérée comme ayant les implications symboliques que la taille des figures a dans les représentations artistiques archaïques et anciennes et peut avoir émergé dans ces dessins de manière intuitive ; cependant, la référence de Raphaël Fejtö à Robert Crumb parmi « mes compagnons de vie » suggère une explication contemporaine plus proche pour cette approche de la juxtaposition entre hommes et femmes / masculin-féminin dans ces dessins. L’énergie du désir ou de l’envie sexuelle est ici une composante de l’énergie du chaos représenté, comme une affirmation du chaotique en tant qu’orgiaque. Les gravures du dix-huitième siècle illustrant les écrits du Marquis de Sade viennent à l’esprit, mais il est possible d’interpréter la crudité du sexe dans ces dessins comme une pure expression de l’éros archaïque encore sauvage. Dans l’un des dessins, une sorte de déesse ou de grande prêtresse à côté de laquelle est écrit «Magical Woman» s’élève au-dessus d’une forme ressemblant au sexe féminin, comme une démonstration que l’abandon au flux de l’inconscient conduit au retour (ou à la reconnaissance, ou à la révélation) d’images et de symboles enfouis dans notre psyché.

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Des dessins et des gribouillis apparaissent parfois sur la première et la dernière page de certains manuscrits médiévaux. Maladroits ou habiles, ils sont toujours profondément fascinants. Spontanés, ils vibrent vivement, au-dessus du temps. Elles ne témoignent pas du style artistique d’une époque, mais de l’instantanéité d’une personne avec un outil de dessin à la main. Valoriser sans discernement les œuvres que cette impulsion humaine de dessiner a produites au cours des siècles et des siècles pourrait déboucher sur une autre histoire de l’art, bien plus éloignée et bien plus vraie que celle de la discipline, qui préférerait ne pas faire de douces vindictes de l’art, mais explorer les lieux les plus organiques et viscéraux d’où il provient.

Issus de la même main, habitant ensemble le sentiment d’amour envers cet ordre mesuré des images de la Renaissance, les dessins d’arbres et les «dessins fous» de Raphaël Fejtö sont des processus et des actes par lesquels s’ouvrent et se révèlent ces lieux accessibles seulement lorsqu’on croit profondément à l’énergie de l’inconscient et de l’instinct et qu’on la respecte par-dessus tout.